
Il est le compositeur de deux films présentés à Cannes et soutenus par la Sacem : The Phoenician Scheme et Les aigles de la République. Entre deux projections, Alexandre Desplat nous a raconté les coulisses de son métier et de ses prestigieuses collaborations.
Cette année, votre travail accompagne plusieurs films présentés à Cannes. Le premier – et pas des moindres – est The Phoenician Scheme, qui signe une nouvelle collaboration avec Wes Anderson. Qu’est-ce qui vous a poussé à poursuivre cette collaboration ?
Le lien entre un compositeur et un metteur en scène se construit vraiment sur le long terme. Spielberg et John Williams, Hitchcock et Bernard Herrmann, Fellini et Nino Rota… Ce sont des collaborations qui ont marqué l’histoire et qui m’ont toujours fait rêver. Finalement, le compositeur forge son identité artistique à travers cette relation durable avec un cinéaste qui a une vision forte.
C’est aussi une question de loyauté – et parfois de planning –, mais quand un metteur en scène me rappelle, j’ai beaucoup de mal à dire non. Sauf si c’est physiquement impossible, si j’ai déjà un autre engagement. Ça me semble normal de poursuivre cette collaboration avec Wes. On s’amuse bien et j’ai reçu plusieurs récompenses grâce aux musiques que j’ai composées pour ses films. On trouve toujours des idées un peu excitantes et saugrenues à chaque projet.
Comment compose-t-on des musiques pour un cinéaste à l’univers aussi identifié et personnel que lui ?
Il a un univers marqué, mais les histoires et les lieux changent. Le background culturel de chaque film est différent. Même si on reste globalement dans un registre assez continu, avec une musique très mélodique – certains éléments sont récurrents comme le banjo, les flûtes à bec, les voix d’enfants… –, je peux chaque fois renouveler l’objet que je façonne.
Vous avez aussi collaboré avec de grands noms présents au Festival cette année, dont Guillermo del Toro et Tarik Saleh. Qu’est-ce qui vous anime dans ces différents projets ?
Je les choisis tout d’abord en fonction du metteur en scène et du scénario. Ensuite, il y a évidemment la question de mon emploi du temps. Je suis aussi attentif au casting, aux acteurs. Je vis avec le film, chez moi, dans mon studio, pendant plusieurs semaines, alors je me demande : “Est-ce que j’ai vraiment envie de passer tout ce temps, dans l’intimité, avec tel ou tel comédien ?” [Rires] Ça peut aussi être lié au producteur, ou à d’autres aspects… Il y a beaucoup de paramètres.

Par exemple, j’avais adoré les films de Tarik Saleh. Quand l’occasion de le rencontrer s’est présentée, je n’ai pas hésité une seconde. Peu importait le planning ou les ressources financières : je voulais vraiment travailler avec lui. Je savais qu’il y aurait une rencontre artistique.
C’est peut-être ça, finalement, la clé ; je fais ce métier parce que j’aime rencontrer des artistes et des metteurs en scène. Guillermo del Toro, Wes Anderson, Terrence Malick… Ce sont des créateurs incroyables et j’ai beaucoup de chance de pouvoir collaborer avec eux. Ils m’inspirent, ils me nourrissent, ils me font grandir.
C’était donc une évidence d’accepter de travailler avec Tarik. J’ai adoré le scénario, qui est le troisième volet de sa trilogie que j’aimais tant. C’est un être assez solaire, avec beaucoup d’énergie, un vrai cinéphile, un amoureux de musique au cinéma… Tout était réuni pour qu’on puisse collaborer avec joie et créativité.
Qu’est-ce que ces collaborations vous ont appris sur vous et sur votre métier ?
Chaque metteur en scène m’apprend quelque chose. Ils me font progresser dans ma manière d’écrire la musique pour le cinéma et peut-être même, plus largement, dans ma manière d’écrire de la musique tout court. Grâce à eux, mon rapport son-image s’affine, évolue.
Quand je travaille avec quelqu’un comme Tarik, qui est un fan de Roman Polanski, je me sers de ce que j’ai pu apprendre en travaillant avec ce dernier pour nourrir ses films. Je sais que cette esthétique-là, ce langage, ça lui parle, ça lui correspond.

De la même manière, quand je compose pour Wes, je puise parfois dans des choses que j’ai écrites à mes débuts, dans certaines comédies françaises. Je me souviens d’un instrument que j’avais utilisé, d’un certain type de mélodie, d’un changement d’accord… et j’utilise ces éléments pour façonner une nouvelle identité musicale à chaque film. En réalité, chaque metteur en scène me fait découvrir un monde nouveau.
Comment parvenez-vous à vous adapter à des univers si différents ?
Au fond, je suis un peu comme un acteur ou un directeur de la photographie : je m’adapte à tous les types de cinéma. Si on aime le cinéma, je pense qu’on peut s’approcher de toutes ses esthétiques, s’y adapter, les comprendre. Honnêtement, je ne pourrais pas écrire la musique de films qui se ressembleraient tous.
Parvenez-vous à insuffler des émotions très personnelles à vos morceaux ou préférez-vous répondre aux attentes du réalisateur ?
C’est un peu un mélange des deux. Mais j’essaie toujours de rester fidèle à moi-même, de garder mon intégrité. Je fais des propositions musicales qui, à mes yeux, sont les plus justes, les plus adaptées au film, à ce que le projet demande. Parce qu’il y a un programme, une direction. Et moi, je fais partie d’un tout, d’une œuvre collective.

Quel est le point de départ d’un morceau ? Composez-vous à partir d’une idée, d’un scénario, d’une image, d’une sensation ?
C’est un peu tout ça réuni. Tout commence par la lecture du script. À ce moment-là, je commence à réfléchir à ce que je pourrais composer. Ça ne veut pas dire que je trouve tout de suite – loin de là –, mais ça me travaille déjà. Ensuite, je découvre les premières images.
Ce n’est pas forcément le montage final, mais c’est suffisant pour commencer à construire, avec le réalisateur, une feuille de route. Un programme qui semble juste, en accord avec le projet. Parce qu’en réalité, quand on écrit de la musique pour une œuvre, on sent très vite si ce film la rejette.

Et puis, parfois, on trouve quelque chose. Une idée musicale, une matière, pour une scène en particulier. Et tout à coup, on se rend compte que cette musique fonctionne avec l’ensemble du film. Qu’on a mis la main sur une sorte de matière organique qui se fond parfaitement dans le récit.
C’est un peu comme un acteur qui finit par trouver son costume, la manière dont il va porter sa barbe, se coiffer, ses gestes… À un moment donné, ça devient évident. Ça fait partie du film. C’est exactement la même chose pour moi.
Avez-vous été particulièrement marqué par l’une de vos compositions ?
Le dernier film que j’ai fait avec Tarik, Les aigles de la République, a été un moment de partage créatif absolument merveilleux. On avait des ressources très limitées, mais j’ai tellement connu ça durant ma carrière que ça ne m’inquiétait pas du tout.
J’ai toujours alterné entre plusieurs types de projets. Depuis que je travaille à Hollywood, je continue d’alterner les œuvres hollywoodiens et les petits films français sans budget. Mais ce sont des projets que j’avais envie de faire, parce qu’ils avaient une vraie valeur artistique, parce qu’il y avait une rencontre avec un cinéaste que j’aimais ou que j’allais aimer.
Pour revenir à Tarik, il y avait un bel échange. Je pense qu’il est déjà un maître du cinéma. Il a une culture cinématographique immense, un sens inné de la mise en scène et, surtout, une vraie générosité envers ses collaborateurs. Il les écoute, et ça, c’est une qualité rare. Les grands réalisateurs savent faire ça : ils sont à l’écoute, mais ils savent aussi guider avec finesse, avec délicatesse.
J’ai l’impression que vous êtes attaché à ce côté très humain de votre métier…
Évidemment. Je pense que beaucoup de jeunes compositeurs se trompent un peu au départ : ils pensent qu’écrire de la musique de film, c’est regarder une image, écrire une partition, et puis aller jouer au tennis ensuite – je dis tennis parce que Roland-Garros approche, ça m’y fait penser… [rires] En réalité, c’est un dialogue constant avec le metteur en scène.
Il faut être à l’écoute, en permanence. C’est avant tout une rencontre humaine. Et c’est ça qui rend ce métier si beau, à mes yeux. Il faut aimer cet échange. En grec, on appelle ça la xenophilia : l’amour de l’autre, voire de l’étranger. Et c’est assez juste, parce qu’au fond, un réalisateur est un étranger. Il vous invite dans son univers, il vous ouvre une porte. Et vous, de votre côté, vous devez aussi ouvrir la porte de votre imaginaire et partager ça avec lui.
Dans ce cas, quels conseils donneriez-vous à un jeune compositeur ? Mis à part le fait de ne pas aller jouer au tennis…
Ce qui compte, c’est de connaître le cinéma et son langage. Pour pouvoir dialoguer avec un metteur en scène, il faut parler sa langue. Connaître la technique, l’histoire du cinéma, avoir des références… Il faut aussi connaître la musique, toutes les musiques. Et, toujours, toujours se poser cette question : comment faire vibrer l’image ? Comment faire apparaître quelque chose qui n’est pas dans l’image ? C’est le seul but. Parce que suivre l’image, c’est juste de la technique. Et bien sûr, je le fais parfois – notamment dans certains films d’action, où il faut coller à ce qui se passe à l’écran. Mais dès que je peux m’en écarter, je le fais.
Ce décalage doit avoir du sens. S’il n’est là que pour faire joli, ça ne m’intéresse pas. En revanche, si ça permet de faire surgir quelque chose d’invisible, quelque chose qui n’est pas montré… alors là, oui, c’est passionnant. C’est abstrait, je sais, mais c’est tout l’enjeu. Il faut se creuser la tête.